Le terme « Jnana » signifie connaissance, discernement ou sagesse. A l’origine, le Jnana yoga a été enseigné par Krishna dans la Bhagavad-Gita.
Jnana yoga, le yoga de la connaissance
Le terme « Jnana » signifie connaissance, discernement ou sagesse. A l’origine, le Jnana yoga a été enseigné par Krishna dans la Bhagavad-Gita. Mais on le retrouve dans divers écrits majeurs comme les Upanishad et les Vedas dont nous avons déjà parlé dans de précédents articles. C’est en particulier dans les « Brahmas Sutras », le texte classique principal du Jnana yoga qu’on explicite l’enseignement du Vedanta contenu dans les Upanisad. Cela représente le fondement de la spiritualité de l’Inde.
La méthode principale de ce yoga est l’investigation du Soi par les pensées. Le Jnana yoga (la voie de la connaissance) fait partie des 4 voies du yoga avec le Karma yoga (la voie de l’action), le Raja yoga (la science du contrôle mental) et le Bhakti yoga (la voie de la dévotion), c’est l’une des quatre voies de réalisation spirituelle.
Le Jnana yoga vise l’état spirituel le plus profond. Il invite à la connaissance absolue, la vérité et la sagesse éternelle mais on ne saurait pratiquer le Jnana yoga sans suivre un maître spirituel. Le yoga de la connaissance n’est pas un yoga théorique, il implique l’étude et la réalisation du Soi. On cherche à développer l’indifférence face aux choses et aux objets, le non-attachement au « Monde », le bonheur et la connaissance de la vérité.
Chandra Swami, né en 1930 et considéré comme l’un des plus grands sages hindous encore vivant en parle très bien dans son livre « l’Art de la réalisation » (chez Albin Michel, dans la collection « Spiritualités Vivantes » )
« Où qu’il aille, sous quelque déguisement que ce soit, l’homme ne trouvera aucune paix, quoi qu’il fasse, tant que son esprit sera dispersé et qu’il sera le jouet de ses passions. Un savoir qui ne calme pas l’esprit, un savoir qui ne rend pas la vie paisible, est un savoir mort. Il est comme un arbre sec. »
Pratiquer le Jnana yoga est extrêmement difficile parce que c’est une quête spirituelle d’une grande profondeur. Ce yoga énonce que « l’Absolu est le Soi véritable ». Le Jnanin, celui qui explore la voie du Jnana, veut connaître Brahman, l’esprit universel et l’Atman, l’âme individuelle et il veut réaliser leur lien. Le Jnana yoga emprunte pour cela aux autres voies du yoga. Les techniques de méditation ou de Raja yoga sont notamment très importantes pour un Jnana yogi ou Jnanin car elles permettent d’avoir une vision du Soi ou de la réalité suprême derrière les apparences. Sri Swami Sivananda (1887-1963), l’un des grands maitres spirituels hindous, enseignant du yoga et du Vedanta, disait du Jnana yoga : « Le Jnana Yoga n’est pas que connaissance intellectuelle. Ce n’est ni entendre, ni reconnaître. Ce n’est pas seulement un consentement intellectuel. C’est la réalisation directe de son unicité en « unité avec l’Être Suprême ». C’est Paravidya (la Sagesse Suprême). La conviction intellectuelle ne conduira pas à Brahma-Jnana. »
Qui suis-je ? (Nan Yar)
Il ne faut donc pas considérer la « connaissance » de notre point de vue occidental qui restreint trop ce terme au sens de la culture générale ou à l’intellect. Le Jnana yoga conduit à réaliser une introspection afin de se connaître soi-même. L’objectif n’est rien de moins que réussir à trouver la réponse à la question «qui suis-je ?». Le Jnanin aspire ainsi à mettre fin à l’ignorance qui l’empêche de comprendre la nature non-dualiste de l’univers. L’étude des textes ne saurait suffire, il faut s’étudier soi-même.
A la différence de la psychanalyse qui en occident semble la voie empruntée pour cette étude de soi, le but n’est pas à proprement parler thérapeutique. Il s’agit d’atteindre la liberté, de prendre du recul envers son mode de vie, ses priorités, ses préoccupations, son rapport à son corps, son ego, sa nature primitive, sa nature supérieure, le Soi. Dans le « Nyaya Sutra » l’un des textes importants de l’école de philosophie indienne « Astika » ou hindoue connue sous le nom de Nyana et composé par Akspada Gautama dans le courant du VIème siècle de notre ère, on peut lire : « Quand ont été détruites les unes après les autres les idées fausses concernant la douleur, la naissance, l’activité et les afflictions, la destruction de toutes ces choses consécutives à la destruction des idées fausses à leur sujet amène la délivrance. »
Le Jnana yoga est une méthode d’union qui suppose une intense pratique méditative ou une réflexion approfondie sur le thème de la Réalité, du Soi ou de la vraie nature de l’être. C’est une pratique qui suppose un travail personnel extrêmement exigeant et elle n’est pas à la portée de tous même si notre société nous conduit de plus en plus à donner du sens à cette philosophie, à cet enseignement qui résonne avec une évidente pertinence aujourd’hui.
Les questions existentielles prennent en effet une dimension nouvelle du fait du déclin des religions qui durant des siècles ont cherché à répondre à nos interrogations sur le sens de la vie, sur notre devenir après la mort. Nos sociétés technologiques et matérialistes ont déplacé ailleurs le curseur de nos questionnements et des réponses que nous devions y apporter au point que la société de consommation a fini par nous bercer d’illusions sur le bonheur de vivre alors qu’elle ne sait finalement pas répondre à nos besoins les plus fondamentaux et crée à travers cette obsession de la possession les conditions du mal être. Nombreux sont ceux qui souffrent silencieusement de ne pouvoir trouver l’apaisement, la délivrance et qui se réfugient dans des pratiques addictives comme le sport à outrance ou la consommation de drogues ou d’alcool pour échapper à cet état d’impermanence et de souffrance qui nous caractérise.
Bien entendu la quête profondément mystique et spirituelle qui consiste à faire Un avec l’Absolu, à être le Brahman, ce qui est finalement la finalité du Jnana yoga, n’est pas le privilège du premier venu. Le Jnana yoga convoque un savoir et une maitrise poussée de la méditation et du yoga. Il faut et c’est en cela qu’il fait sens dans le monde d’aujourd’hui, pouvoir « se libérer » et donc prendre du recul sur ses priorités, son mode de vie, son rapport au corps, son ego et il ne suffit pas pour cela de théoriser.
Quatre qualifications et six vertus
Un Jnana yogi n’est pas dépourvu d’outils de raisonnement, de réflexion et d’analyse. Il dispose de quatre moyens ou qualifications requis dans la discipline du jnana yoga :
- Viveka, la discrimination qui est la capacité de discerner le réel de l’irréel ;
- Vairagya, le détachement ou la capacité de se détacher des désirs et des choses du monde ;
- La troisième qualification, Shad-sampat est l’observance des six vertus. Les six vertus sont la tranquillité mentale ou (sama), la maîtrise de soi (dama), la capacité de rester équanime devant les difficultés existentielles (uparati), l’endurance (titiksha), la foi (shraddha) et l’attention juste de l’esprit (samadhana).
- Mumukshutva, le désir intense de se libérer et qui repose sur une forte détermination de se libérer de son ignorance.
Notons que la position du lotus (padmasana), est censée aider le yogi à méditer sur son esprit dans la paix corporelle. La « Connaissance » au sens où on l’entend dans le Jnana yoga invite le yogi à apprendre à faire la différence entre la réalité et la projection de leur ego. Il faut éliminer les fausses conceptions qui nous envahissent et nous parasitent pour révéler la vraie nature de soi.
Or, et c’est pourquoi la pratique du Jnana yoga est d’une grande complexité, elle nécessite une grande détermination (Mumukshutva). Il est nécessaire de se débarrasser de ce qui nous empêche de nous détacher pleinement de nos fausses certitudes et qui cultivent notre ignorance. On citera par exemple : L’entourage (les amis, la famille) et les possessions, le pays d’origine ou d’habitation, la santé ou la maladie/ la jeunesse ou la vieillesse, les énergies vitales comme la faim et la soif, le mental, les doutes et les désirs, les émotions comme la haine ou la passion, les idéologies, la foi, les croyances.
En se basant sur la doctrine philosophique de l’Advaïta, la forme la plus répandue de la philosophie du Vedanta, Advaita signifiant littéralement « non deux » et se traduisant le plus souvent par « non- dualité », le Jnanin utilise la discrimination (Viveka) pour sortir de l’illusion et de l’ignorance. C’est à cette condition qu’il pourra atteindre un niveau de conscience pour se fondre en Brahman. Le principe fondamental de l’Advaita affirme ainsi la non différenciation de l’individualité ou l’âme individuelle (Jivatman) et de la « Totalité » (Brahman) qui est neutre.
Le Jnanin ne doit alors pas espérer ou invoquer l’aide divine et ne doit rien accepter sans que sa propre intelligence le prouve. Lorsqu’on parle de « Connaissance » on part donc du principe que la cause de nos douleurs réside dans l’ignorance qui nous fait vivre dans l’illusion. L’état de Jnanin est un état de conscience éveillée qui nous permet de ne pas nous identifier sans cesse à notre système de pensée et à nos innombrables émotions. Or, ce sont ces identifications inconscientes ou constantes qui tendent à démontrer que nous existons vraiment alors qu’elles ne sont qu’illusions. On emprunte pour cela deux « Voies », la « Voie de la négation » et celle de « l’Affirmation ».
La négation qui précise que « Je ne suis pas le corps, je ne suis pas l’esprit, je ne suis pas la pensée, je ne suis même pas la conscience ; je suis l’Atman » . Elle consiste surtout à travailler sur la conception que l’on se fait de soi-même et à poser sans cesse la question : « Qui suis-je ? » Et ce « je » est le témoin de l’univers, il est inchangeable, éternel, infini.
L’affirmation enfin qui considère que « tout est Brahman » pour parvenir progressivement à la conception du vrai comme Existence (sat), Connaissance (chit) et Béatitude (ananda) absolue, Sachchidananda. »
Ramana Maharshi, le « libéré vivant »
Difficile de parler de Jnana yoga sans parler de Ramana Maharshi (1879-1950). Guru (au sens indien du terme) incontesté du XXème siècle, Ramana Maharshi était un « libéré vivant ». Il serait parvenu à s’affranchir de la souffrance par un dévoilement de l’Être profond qui réside en chacun de nous, l’Atman ou Soi, identique au brahman, l’Absolu. Comme nous l’avons précédemment expliqué, l’ego est une illusion d’optique qui nous pousse à penser que nous sommes différents des autres ou de Dieu. Débarrassé de cette illusion tout n’est qu’ « Un ».
Nous vous conseillons vivement la lecture du livre d’Ysé Tardan Masquelier, « Ramana Maharshi, le libéré vivant ». Cette spécialiste du sanskrit et des philosophies indiennes apporte un magnifique éclairage sur ce guru que de nombreux hindous considéraient et considèrent encore comme un saint. Ramana Maharshi vient de l’Inde du Sud, il est né en 1879 dans un monde de castes, lui-même venant d’une caste moyenne. Ramana Maharshi aura trois chocs successifs.
Le premier quand un membre de sa famille lui parle de la montagne sacrée : Arunachala dont Nandi, le premier adorateur de Shiva , a dit : » C’est là le lieu saint ! De tous les lieux , Arunachala est le plus sacré ! C’est le coeur du monde ! Connais le comme le secret et le centre sacré du coeur de Shiva ! En ce lieu en effet Shiva demeure toujours en tant que le glorieux mont Aruna ! «
Le second quand vers 15 ans, il va lire un ouvrage qui correspond à ce qu’est chez nous la « légende dorée » et qui raconte les vies historiques des grands saints Tamuls. Il s’inscrit d’entrée dans une histoire prestigieuse qui dépasse la dimension locale de ses apprentissages.
Le troisième avec son expérience consciente de la mort. A seize ans, l’adolescent futur Ramana Maharshi fut saisi par l’angoisse de la mort. « Il s’allongea à même le sol : Qu’est-ce qui se passe quand on est mort ? Le corps meurt, les pensées aussi… Que reste-t-il, enfin ? Grâce à une concentration intense dont il dira qu’elle dura plusieurs heures sur cette question totalement vitale : Qu’est-ce que la mort ?, il connaitra tout à coup l’illumination qui changera totalement sa vie. »
Son expérience de la mort lui fait dire qu’il est à la fois mort et vivant. C’est là qu’il prend conscience du « je ». Ainsi « je » est quelque chose qui transcende le corps. Mais il n’y pas de dualisme, il n’y a pas d’un coté l’esprit et d’un coté le corps. Il faut entendre le corps et tout ce qui l’habite comme dimension émotionnelle et affective. C’est en d’autres termes la dimension psychosomatique de l’être humain. L’esprit n’est pas non plus le mental, on atteint le Soi au delà de l’ego dont on est délivré. Par « libéré vivant », on entend que l’expérience est libératrice. Ramana Maharshi serait arrivé au bout de la chaine de ses renaissances et il n’avait plus à être réincarné. Il aura ainsi consacré sa dernière vie en tant que Saint au partage de la Connaissance. On est tout à fait dans le Bhakti sur lequel nous revenons plus loin.
Son expérience de la mort le conduisit à dire : « La crainte de la mort avait disparu, et pour toujours. L’absorption dans le « moi » se poursuivit sans interruption. D’autres pensées passaient et disparaissaient, pareilles à diverses notes de musique, mais le « moi » demeurait comme la note fondamentale, sous-jacente à toutes les autres notes, et se confondant avec elles. » Tout être vivant aspire à un bonheur jamais troublé par la souffrance et chacun éprouve le plus grand bonheur pour lui-même. Qui suis-je ? Je ne suis pas ce corps ( ses organes, ses sens), ni l’état pensant.
Le Monde disparaitra quand le mental , cause de toutes les perceptions et actions sera au repos. En dehors des pensées il n’y a pas de mental, pas d’entité indépendante appelée « Monde ». La pensée constitue la nature du mental. Dans le sommeil profond il n’y a ni pensée ni Monde. Dans les situation de veille, les pensées ainsi que le Monde sont présents. Le mental projette le monde au dehors de lui-même, et le résorbe en lui même. Lorsque le Soi, l’Atman apparait le Monde disparait. Ramana Maharshi a vécu dans le silence durant des années comme un ascétique ancré dans des ashrams successifs sur Arunachala, le lieu sacré. Il y restera dans un état de méditation permanente et fut visité par d’innombrables disciples qui venaient chercher son enseignement.
Il fut au carrefour de la tradition de la Sagesse, le Vendanta et de la dévotion à Shiva. Il avait en effet beaucoup de dévotion pour Shiva. La sagesse, la libération par la connaissance ultime mais aussi le rapport au divin qui participe de la libération. Ysé Tardan Masquelier l’explique très bien : « La dévotion en sanskrit c’est le Bhakti, qui veut dire partage, « avoir part à » . La divinité donne sa grâce, et les êtres par cette grâce, ont part à la divinité. »
Dans l’hindouisme on est dans un polythéisme et en même temps dans un hénothéisme. C’est à dire qu’au delà de tous les Dieux, il y a « Un Divin », ou une dimension divine qu’on appelle Brahman et qui est la même chose que le Soi (Atman). Le libéré vivant vit cet état spontané d’adéquation totale à son propre soi, au soi vivant en lui alors il est aussi le brahman, la dimension divine présente dans tous les dieux et c’est comme ça qu’il communique avec Shiva, l’unicité retrouvée. La libération c’est la découverte qu’il n’y plus d’altérité, Tout est Un.
Ramana Maharshi avait peu lu l’exégèse des textes et il a peu écrit car il considérait que ce qui était bien écrit n’avait pas besoin de l’être de nouveau. Il a transmis son enseignement oral à des disciples anglophones, tamouls ou indiens. De nombreux disciples sont allés le voir dans son ashram et continuent encore de s’y rendre. Le but de tout chemin spirituel est d’avoir accès à ce qui est déjà présent, puisque tout est déjà là, il n’y a rien à chercher. Le travail de l’ascèse et du détachement permet d’atteindre la connaissance du Soi, l’Atman au delà du Moi, au delà du « Je ». Ysé Tardan Masquelier explique encore très bien la pensée de Ramana Maharshi : « J’existe face face à des autres et je suis relié à eux car eux comme moi sont des Soi incarnés. Eux comme moi participent de cette unité. Eux comme moi nous faisons tous « Un » par cette dimension profonde qu’est le Soi. »
Le travail individuel que le sage fait pour se libérer est un travail qu’il fait pour lui même autant que pour les autres. Et l’Amour au sens Vedenta du terme se situe là. On attribuait d’ailleurs à Ramana Maharshi cet amour qui selon la légende, se lisait littéralement dans son regard.